Congo Hold-up: les comptes opaques de la Commission électorale de 2011

 Congo Hold-up: les comptes opaques de la Commission électorale de 2011

En République démocratique du Congo, la fuite de plusieurs millions de documents et de transactions à la BGFIBank révèle l’ampleur des détournements des fonds publics, y compris sur les comptes d’institutions comme la Commission électorale. Les suspicions de surfacturation n’ont pas commencé avec les élections de 2018. Retour sur la gestion des élections de 2011.

« En 2011, personne ne croyait qu’on allait y arriver. Mais le président Joseph Kabila (2001-2019) était intransigeant, il voulait en finir au plus vite avec ces élections et craignait des troubles », se souvient un ancien membre de la Commission électorale de la République démocratique du Congo (RDC). « On a frappé à toutes les portes pour obtenir de l’aide, les délais étaient trop serrés. » L’organisation des élections présidentielle et législatives de 2011 a sans nul doute constitué un défi logistique majeur, les deux scrutins ont eu lieu trois mois et demi seulement après l’adoption de la loi électorale et des bulletins de vote gigantesques ont dû être imprimés moins de six semaines avant. C’est la première fois que la centrale électorale congolaise se retrouve en première ligne pour organiser ces scrutins.

Pour ses premières élections libres en 2006, à l’issue de près de deux décennies de guerre, la RDC n’avait payé que 48,5 millions de dollars. C’est la communauté internationale qui avait assuré plus de 91% de son financement. Pour l’enrôlement, cinq scrutins et un référendum constitutionnel organisés entre 2005 et 2006, cela n’avait coûté « que » 546,2 millions de dollars, participation du gouvernement congolais incluse.

En janvier 2011, Joseph Kabila obtient, dans des circonstances troubles et malgré les protestations, une révision de la Constitution qui fait passer l’élection présidentielle à un seul tour. La communauté internationale diminue son soutien, mais finance encore le processus à hauteur de 32%, soit environ 223 millions de dollars sur près de 700 millions de dollars de dépenses effectuées pour ce deuxième cycle électoral (2011-2012), dont 90 millions pour une simple révision du fichier. Tous ces chiffres font partie des informations transmises par la centrale électorale congolaise à la BGFIBank et que l’on retrouve parmi les plus de dix millions de documents et transactions bancaires enregistrés à la BGFIBank et obtenus par la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte d’Afrique (PPLAAF) et le site d’information français Mediapart.

On y apprend aussi que le 20 janvier 2011, quand Joseph Kabila promulgue la réforme de la Constitution, des émissaires du pasteur Ngoy Mulunda, futur président de la Commission électorale, rencontrent une équipe de la BGFIBank pour obtenir un premier prêt. Au cours de cette conversation, le montant du budget alloué par l’État congolais aux élections est évoqué. Il devait être de 350 millions de dollars. Le tarif inclut à l’époque la présidentielle, les législatives nationales et provinciales. Dans les onze mois qui suivent, le budget de ces élections va doubler, alors même que seules la présidentielle à un tour et les législatives nationales seront organisées.

L’enquête Congo Hold-up – réalisée par 19 médias sous l’égide du réseau européen des journalistes EIC, en collaboration avec cinq ONG – s’est intéressée aux comptes de la commission électorale et à ceux de ses sous-traitants.

Pour ce qui est de 2011, seule une petite part du budget des élections transite sur les comptes de la centrale électorale à la BGFI : à peine 25 millions de dollars. Son compte en francs congolais n’est même pas utilisé. Le pasteur Ngoy Mulunda, son patron, est un authentique kabiliste, cofondateur du parti présidentiel, le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD). Il ouvre des comptes à la BGFIBank, considérée comme la banque du président Kabila, mais il ne l’utilise que pour très peu de transactions.

Sur ces 25 millions de dollars, près de 2,2 millions sont retirés en liquide. Six sociétés se partagent le reste. Mais presque toutes les transactions menées par la centrale électorale lors de ces scrutins posent question.

En juin 2015, pour la première fois, la Céni fait paraître un rapport qui dresse l’état des lieux des marchés passés par l’institution et des dettes accumulées depuis les dernières élections. Elles se chiffrent en plusieurs dizaines de millions de dollars. C’est un nouveau bureau de la Céni qui le présente au titre de l’exercice 2013-2014 et le publie l’année suivante.

Ce rapport écrit noir sur blanc n’avoir « aucun soubassement, contrats ou justificatifs », pour une dizaine de transactions. Toutes ces informations et les questions qu’elles posent sont transmises à l’Assemblée nationale, mais à l’époque, cette institution est largement dominée par la coalition pro-Kabila et très peu de réponses sont exigées.

Question #1 : Les coûts du fret aérien sont-ils justifiés ?

D’après le rapport de la Ceni publié en 2015, plus de 30 millions de dollars ont été dépensés en fret aérien. Certaines de ces transactions ont transité par la BGFIBank. Ce montant paraît élevé et même injustifié, malgré les délais très courts d’organisation.

Selon les informations fournies par la Commission électorale à ses banquiers, en 2005-2006, la mission des Nations unies en RDC (Monuc devenue Monusco en 2008) avait assuré une grande partie de la logistique et déboursé pour cela quelque 100 millions de dollars.

Mais pour le deuxième cycle électoral, toujours selon la Céni, la Monusco a fourni presque autant : 81 millions de dollars d’appui, essentiellement logistique, entre 2007 et 2011. La mission onusienne précise, elle, avoir budgété pour la seule année 2011 près de 70 millions. C’est sans doute un peu moins que pour le premier cycle électoral (2005-2006), mais il y a trois votes de moins à organiser.

Le poids des bulletins à transporter, à l’époque les plus grands du monde, peut-il expliquer ce budget supplémentaire ? Pas vraiment, car en 2006, la RDC détenait déjà le record mondial en matière de taille des bulletins de vote. Ces bulletins étaient déjà imprimés en Afrique du Sud et ce pays à l’époque allié du président Joseph Kabila va même jusqu’à les livrer en RDC. C’est ce qui passe aussi en 2011. Mais pour parer à l’urgence, l’armée sud-africaine les avait livrés directement à chacun des 16 principaux sites de déploiement de matériel de la commission électorale de la RDC. « Cette mesure ne permettant pas à elle seule d’assurer la livraison aux 63 865 bureaux de vote, les pays voisins, en particulier l’Angola et la République du Congo, ont aidé au déploiement par hélicoptère », précisait même la mission d’observation des élections de la fondation Carter dans son rapport final.

Malgré l’intervention de tous ces pays amis, selon l’état des lieux fait par la Céni dans son rapport publié en 2015, plus de 14,4 millions de dollars sont aussi versés à une entreprise inconnue appelée « Rapid Mobile » pour le transport de ces mêmes bulletins de vote. Cette mystérieuse société reçoit même deux millions supplémentaires au titre des « télécommunications » et devait encore être payée 1,7 million de plus pour la location de satellites entre 2012 et 2013, sans plus de précisions. Mais pour toutes ces transactions, il n’y a pas de pièces justificatives, notent les auteurs de ce rapport.

L’enquête Congo Hold-up a bien retrouvé des traces de ces transactions. Depuis ses comptes à la BGFI, la centrale électorale a émis deux virements d’un montant total d’un million de dollars entre le 4 et le 21 novembre 2011 en faveur d’une société appelée cette fois « Rapid Mobile/Papercraft », mais là encore, il n’a pas été possible de retrouver un quelconque justificatif associé à ces transactions dans les millions de documents analysés par l’enquête Congo Hold-up. Le libellé de ces opérations spécifie qu’il s’agit, à quelques jours des scrutins, d’honorer un « acompte de facture » puis un « solde facture » pour des « matériels de sensibilisation ». Il n’est plus question de bulletins de vote et aucun autre paiement n’a transité par la BGFIBank.

Comme les bulletins de vote de 2011 ont été imprimés en Afrique du Sud, le consortium a notamment consulté le registre des sociétés sud-africain à la recherche de cette mystérieuse société. Une seule pourrait correspondre, mais cette société-là, qui s’appelle effectivement « Rapid Mobile » a assuré au consortium qu’elle ne s’occupait pas de fret et qu’elle n’avait jamais opéré en RDC.

À ces frais de transport s’ajoute le prix déjà exorbitant des bulletins eux-mêmes dont la fourniture avait été confiée à une société appelée Four Rivers Trading 21. Cette entreprise était à l’époque dirigée par le millionnaire sud-africain Robert Gumède et n’a pas d’imprimerie : elle est juste un intermédiaire qui s’est vu attribuer de gré à gré un marché de 34 millions de dollars pour la fourniture de bulletins et de 6,3 millions de plus pour les fiches de résultat, toujours selon la Céni. Sur ces plus de 40 millions de dollars promis, il restait encore en 2015 plus de 14 millions de dollars à payer.

Depuis les comptes de la Céni à la BGFI, on n’a trace que d’un virement de 4,5 millions de dollars versés le 31 octobre 2011 sur le compte d’une société Four Rivers Trading Kinshasa/RDC sur l’un de ses comptes à la Rawbank. Qui sont les bénéficiaires de cette société ? Quel est son lien avec Four Rivers Trading 21 en Afrique du Sud ? L’enquête Congo Hold-up n’a pas été en mesure de le déterminer puisque les statuts de cette société n’ont pas pu être retrouvés dans les archives du Journal officiel, ni même dans le registre du commerce de la RDC.

Contactée, Four Rivers Trading 21 assure par la voix de son avocate « avoir été désignée par la Céni pour livrer les bulletins de vote et les feuilles de résultats seulement le 8 novembre 2011, pour des élections qui devaient se tenir douze jours ouvrables plus tard. » L’entreprise sud-africaine précise avoir « dû faire appel à plusieurs imprimeries au Cap, à Durban et à Johannesburg qui avaient la capacité d’imprimer près de 2 000 tonnes de bulletins de vote de différents nombres de pages pour chaque circonscription en fonction du nombre de candidats » et avoir « immédiatement fourni les 14 premières tonnes avant même avant même de recevoir un acompte ». L’entreprise de Robert Gumède ne commente pas en revanche l’existence en RDC d’un compte mentionnant « Four Rivers Trading ».

Cette dernière affirme que « les héros méconnus (des élections de 2011) ont été Four Rivers Trading et le gouvernement d’Afrique du Sud qui ont fourni la logistique du fret aérien. »

Une autre société Galaxy Airlines avait également décroché le jackpot, elle aussi pour déployer le matériel : plus de huit millions de dollars pour lequel il existerait même des justificatifs, indique la Céni dans son rapport publié en 2015. Sur ce montant, en juin 2015, deux millions seulement lui avaient été payés. Si les factures Galaxy Airlines n’ont pas été honorées jusqu’au bout à l’époque, il y a peut-être une raison. Selon le rapport du groupe d’experts de l’ONU de 2009, le patron de cette compagnie aérienne, Kasereka Maghulu dit Kavatsi, était considéré comme ayant été « un allié essentiel de Mbusa Nyamwisi en matière de finances et de logistique ». Or, le 11 septembre 2011, Antipas Mbusa Nyamwisi, alors ministre de la Décentralisation de Joseph Kabila, claque la porte de la majorité présidentielle à quelques semaines des élections et il se présente face à son ancien patron.

Interrogé par RFI et ses partenaires, Muhindo Kivatsi, directeur général de Galaxy Airlines, dément toute relation d’affaire avec M. Mbusa Nyamwisi et ne s’explique pas ce retard de paiement de la Céni. Il rappelle que son entreprise travaille pour la Commission électorale depuis 2005 et qu’elle était même « la seule compagnie de fret aérien qui disposait d’une flotte capable d’atterrir sur des pistes en profondeur ».

À l’époque, le groupe d’experts avait également épinglé sa société pour avoir « contribué au préfinancement de l’exploitation de l’or dans les régions à l’ouest de Lubero contrôlées conjointement par des éléments des FDLR [rebelles hutus rwandais dont certains leaders ont participé au génocide de 1994] et des combattants Maï-Maï du groupe Lafontaine, en échange de marchandises diverses qui ont fini par être transportées à Butembo par la compagnie Galaxy Airlines. » Là aussi, Muhindo Kivatsi s’inscrit en faux et assure même que sa société n’a jamais eu de problème avec le gouvernement. En revanche, il confirme que les retards de paiement de la Céni ont provoqué une quasi-faillite de Galaxy Airlines. « Les fonds ont été payés au compte-goutte, le dernier paiement est intervenu en 2019. » C’est l’année où Joseph Kabila quitte le pouvoir et où un allié d’Antipas Mbusa Nyamwisi, Félix Tshisekedi, arrive à la tête de l’État.

Question #2 : L’argent des élections a-t-il servi à financer le boom de l’immobilier ?

Sur toutes ces sociétés choisies pour assurer le déploiement du matériel, une seule reçoit la quasi-totalité des fonds octroyés par la Commission électorale sur ses comptes à la BGFIBank. Il s’agit de la société Modern Construction. Or, l’analyse de ses comptes et d’autres documents publics pose la question de l’utilisation possible d’une partie de l’argent des élections pour la construction des plus grandes tours de Kinshasa.

L’histoire commence 48 heures avant que les émissaires de Ngoy Mulunda n’approchent la BGFIBank. Le 18 janvier 2011, un homme d’affaires indien passe la porte de son siège à Kinshasa. Harish Jagtani vient y ouvrir deux comptes pour sa toute jeune société de construction : Modern Construction. De prime abord, cet événement n’a aucun lien avec les élections qui doivent se tenir dix mois plus tard, en novembre. Mais dans les mois qui suivent, la BGFIBank, la Céni et M. Harish Jagtani vont entrer dans une bien étrange relation commerciale.

À la BGFIBank, Modern Construction commence ses opérations avec l’ouverture d’une ligne de découvert de 2,5 millions de dollars sur 12 mois, renouvelables, qu’elle obtient le 15 février 2011. L’entreprise annonce à ses banquiers avoir deux projets immobiliers en cours, « Modern Plaza » et le « Congo Trade Center », dans la très chic commune de la Gombe, en plein centre-ville de Kinshasa. Cette société a été créée en 2009 par des personnes qui sont alors des novices dans le secteur du bâtiment.

À l’époque, l’homme d’affaires indien Harish Jagtani est surtout connu pour sa société de fret aérien, Services Air, et son principal associé, Sajid Dhrolia, pour sa société d’import/export, Sajico, et pour ses deux magasins Kin Marché. Dans les couloirs de la banque, on murmure que « Harry », comme on surnomme Harish, est un proche de la première dame Olive Lembé di Sita. C’est le directeur de la BGFI Kinshasa, Francis Selemani Ntwale, qui supervise lui-même l’ouverture de ses comptes et le président du conseil d’administration de la même banque, Pascal Kinduelo, ne tarde pas à lui confier l’un de ses projets personnels.

Le 11 avril 2011, Pascal Kinduelo signe en effet un protocole d’accord avec M. Jagtani. L’objectif est de constituer une société Industrie financière et immobilière (IFI) pour terminer le projet du banquier de construire un gratte-ciel sur le prestigieux boulevard du 30 juin de Kinshasa. Selon ce document, M. Kinduelo lui accordera même jusqu’à 60% des parts s’il réalise les travaux en moins de trois ans. Cette société voit effectivement le jour et ouvre même plusieurs comptes à la BGFIBank en novembre 2011. C’est surtout M. Kinduelo qui alimente l’un de ces comptes avec près de trois millions de dollars. Son associé indien, lui, n’y verse que 350 000 dollars par virement.

Interrogé par RFI et ses partenaires à ce propos, M. Jagtani explique avoir fourni le reste de sa part en « matériaux de construction pour une valeur correspondant au même montant que celui de M. Kinduelo ». Selon son ancien associé, Pascal Kinduelo aurait d’ailleurs « demandé un audit de la valeur de ces matériels par un cabinet mandaté par ses soins ».

Le 23 mai 2011, c’est au tour de Services Air d’ouvrir plusieurs comptes à la BGFIBank. Une semaine après, la Céni ouvre elle aussi officiellement plusieurs comptes à la BGFI. De nombreux documents l’attestent même si M. Jagtani le conteste et assure que ses comptes ont été ouverts beaucoup plus tôt.

Le 11 juillet 2011, la première opération de débit sur l’un des comptes de la Céni à la BGFI est faite au bénéfice de Services Air, qui reçoit un demi-million de dollars. Au total, sur les 25 millions de dollars d’argent public versés à la Céni à la BGFI, au moins 4,3 millions ont été payés à la compagnie de fret aérien de M. Jagtani.

Mais l’homme d’affaires indien a sans doute gagné plus encore avec ces élections. Selon l’état des lieux fait par la Commission électorale en 2015, le montant total versé à Services Air dépassait même les 4,7 millions de dollars et un reliquat restait à payer. Mais dans les tiroirs de la Céni, impossible de trouver les « soubassements » que sont les contrats et les factures, comme pour plus d’une dizaine d’autres marchés sur les élections de 2011. C’est ce que notaient les auteurs de ce rapport.

Interrogé par RFI et ses partenaires sur cette absence de justificatifs, M. Jagtani explique avoir travaillé comme beaucoup d’autres patrons de compagnies aériennes non pas sur la base d’un contrat, mais plutôt de « bons de commande ». Ses avions auraient malgré tout transporté, selon lui, 2 500 tonnes de matériel vers une trentaine de destinations en RDC. Sur les plus de 4,3 millions versés sur le compte en dollars de la Céni à la BGFI, 3,5 millions de dollars auraient selon lui servi à « l’achat du carburant et à payer le leasing des avions ainsi que différentes taxes dont celles de la RVA », en plus des charges courantes.

L’analyse des comptes de Services Air à la BGFI raconte une autre histoire. Elle révèle que sur les 4,3 millions de dollars versés par la Commission électorale entre le 11 juillet et le 24 novembre 2011, seul 1,5 million est utilisé par Services Air pour l’achat de carburant depuis ce compte. Huit cent mille dollars sont retirés en liquide et le reste est reversé, parfois même le jour même, sur les comptes de sociétés de construction liées à Harish Jagtani, dont Modern Construction, IFI et des sociétés associés et sous-traitants. « Modern Construction a bénéficié d’un prêt de court terme de 830 000 dollars de la part de Services Air pour différentes prestations auprès de la Céni, tandis que IFI a reçu 100 000 dollars », assure M. Jagtani.

Alors comment comprendre que selon Céni dans son état des lieux publié en 2015, Modern Construction lui a facturé en prime des travaux de réhabilitation à hauteur de 1 455 000 dollars, dont 1 150 000 lui avaient bien été payés ? L’objet des travaux n’était pas spécifié. Le membre de la Commission électorale qui a accepté de répondre à quelques questions de RFI et de ses partenaires sous couvert d’anonymat doutait de la réalité de ces travaux. M. Jagtani assure pour sa part ne jamais avoir facturé des travaux pour ce montant « mais pour des travaux bien plus modestes ». Il dément en tout cas toute dette de la Commission électorale envers ses sociétés.

L’analyse des comptes de Services Air révèle que c’est une autre société d’Harish Jagtani basée en Suisse, Serve Air Limited, qui obtient la part du lion avec 2,5 millions de dollars sur tout l’argent reçu de la Commission électorale.

Selon M. Jagtani, ce montant s’expliquerait par un contrat de location d’avions signé entre cette société suisse qui serait donc propriétaire de ces appareils et Services Air, sa société de fret aérien au Congo. Toujours est-il que cela représente la moitié d’un dépôt que Serve Air Limited verse dans la foulée le 13 décembre 2011 sur un compte libellé « BGFIBANK OPERATIONS MC » qui appartient à la BGFI mais qui est relatif à une opération menée par elle pour le compte de Modern Construction. C’est par des lignes de crédit obtenues auprès « d’autres banques extérieures » que M. Jagtani dit avoir financé sa part sur cette caution de dix millions de dollars.

Question #3 : À qui profitent les marchés de la Commission électorale ?

Avec les millions de documents de la BGFIBank que nous avons pu consulter, il n’est pas possible d’avoir ce degré de détails sur toutes les transactions. Mais même sur base des informations publiques, plus d’un marché sur ce deuxième cycle aurait pu en soi justifier une enquête, au vu des prix élevés, de l’absence de justificatifs ou des affinités politiques ou économiques de certains des bénéficiaires parmi lesquels on retrouve des proches de l’ancien président Joseph Kabila.

Les sociétés ATC et Demimpex ont fourni des camions et des pick-ups à la Commission électorale. On n’a pas de détails sur ces contrats. Ces deux entreprises appartiennent au même homme d’affaires belge, Philippe de Moerloose, en affaires avec la famille de Joseph Kabila. Selon le rapport de la Céni publié en 2015, l’institution lui devait encore pour près de cinq millions de dollars, mais n’avait pas retrouvé les justificatifs pouvant expliquer l’exécution de ces marchés.

La société Imprico SARL obtient un gros contrat d’impression. Elle est dirigée par Antoinette Kipulu Kabenga, actuelle ministre de la Formation professionnelle et à l’époque, candidate de la majorité présidentielle aux législatives dans la province du Bandundu. Le contrat s’élève à plus de 3,8 millions de dollars pour imprimer des manuels de procédures et des fiches de candidatures pour le compte de la Céni. Sur ce montant, le 7 novembre 2011, un paiement de 400 000 dollars est effectué depuis les comptes de la Céni à la BGFIBank, le reste de la transaction doit se dérouler depuis d’autres banques. Interrogé par RFI et ses partenaires sur les tenants et les aboutissants de ce marché, la ministre et patronne d’Imprico SARL, Antoinette Kipulu Kabenga, n’a pas donné suite.

La Céni n’a pas trouvé les justificatifs des millions versés à Imprico SARL dans ses archives. En revanche, la société Auvis à laquelle elle aurait demandé le même travail en avait fourni. Pour imprimer également des manuels de procédures et des fiches de candidatures, AUDIO-VIDÉO SYSTEM (Auvis SPRL) devait toucher plus de 15 millions de dollars, dont huit restaient à payer.

Auvis SPR est officiellement gérée par Jean Pierre Makanzu Simba, mais est-il le bénéficiaire effectif de cette entreprise ? M. Makanzu Simba a promis de répondre à nos questions, mais n’a pas donné suite pour l’instant. L’étude des comptes ouverts par la société Auvis SPR à la BGFIBank en 2015 pose des questions. On constate en effet qu’entre juin et septembre 2015, l’actuel ministre de l’Urbanisme Pius Muabilu touche un tiers des 1,3 millions de dollars versés sur le compte en dollars. Le 22 juin 2015, il est le bénéficiaire d’un chèque d’une valeur de 134 800 dollars émis par Auvis SPRL. Des montants de 29 000, 120 000 et 128 004 dollars sont retirés les 13 juillet, 19 août et 17 septembre 2015, du compte d’Auvis SPRL pour être crédités sur le compte de Pius Muabilu.

À l’époque du contrat signé entre Auvis et la Céni, Pius Muabilu était lui aussi candidat à la députation pour le compte de la majorité présidentielle de Joseph Kabila. Interrogé par RFI et ses partenaires, M. Muabilu a répondu par l’intermédiaire de son avocat. Il a estimé que « les informations contenues ne sont pas soutenues par des éléments matériels qui les prouvent et les justifient » et que « certaines questions se rapportent à sa vie privée et le mettent dans l’inconfort total de répondre ».

D’autres transactions posent question en raison de leur montant. Selon les informations fournies par la Céni à l’Assemblée nationale, une société appelée The Papercraft compagny aurait perçu plus de 2,5 millions de dollars pour la fabrication de gilets pour les agents de la Céni dont 1,4 million ont été payés depuis ses comptes à la BGFI. Cette somme aurait été envoyée sur un compte aux États-Unis. Les informations fournies à la BGFIBank étaient-elles erronées ? Il n’existe en tout cas pas de société à ce nom aux États-Unis, surtout que Company s’écrit sans « g » en anglais.

Un autre gros marché des élections de 2011 concerne le matériel électoral. Inkript Industries, filiale de Resource Group, a obtenu ce marché pour ce qu’on appelle la quincaillerie électorale, à savoir les isoloirs et les kits des bureaux de vote et des centres de compilation des résultats. Elle en a même fait la promotion sur son site internet. Selon le rapport de la Céni de 2015, c’était un vrai pactole avec 25,8 millions versés sur près de 37,5 millions de dollars promis. Grâce aux documents Congo Hold-up, on découvre qu’une partie de cet argent est versée à Inkript Technologies SPRL, une société congolaise créée le 6 juillet 2011. Depuis les comptes de la Céni à la BGFI, cinq millions lui sont payés en deux virements les 11 et 15 juillet 2011.

Qui sont les bénéficiaires de ces virements ? L’enquête Congo Hold-up n’a pas pu le déterminer. Selon le Journal officiel, cette société a deux actionnaires, un ressortissant libanais du nom de Frédéric Fayad (60%) et un citoyen congolais appelé Deogratias Kakwata Mbama (40%).

Interrogée par RFI et ses partenaires, Inkript Industries, la société libanaise, affirme aujourd’hui ne pas avoir participé à la création d’Inkript Technologies. « À l’époque, nous n’avons pas été informés que la société avait été créée en utilisant le nom Inkript par des tiers sans l’autorisation d’Inkript », explique cette entreprise. Une fois informée, l’affaire a été portée « à l’échelon supérieur » et « après des négociations », Inkript Industries aurait conclu un contrat de sous-traitance et autorisé Inkript Technologies à utiliser sa marque « pour une durée et un objectif limités ». Dès lors, elle affirme ne pas pouvoir donner le montant total du contrat, mais assure avoir été « entièrement payée » à l’exécution de toutes ses obligations.

Interrogé sur les conclusions de l’enquête Congo Hold-up et les engagements qu’il comptait prendre, Denis Kadima, le nouveau président de la Céni, nommé par Félix Tshisekedi le 22 octobre dernier, a répondu qu’li ne publierait les contrats des fournisseurs et prestataires de la commission électorale que « si l’Assemblée nationale le demande formellement ». Il ne donnera le nom des bénéficiaires finaux des sociétés qui se voient attribuer ces marchés que « si la loi l’exige ». Il fera jouer la concurrence « [si] les contraintes de temps le permettent ». Quant aux retraits en espèces, porte ouverte à tous les abus, il les « décourager[a] ». Mais il pourrait tout de même être contraint d’utiliser « d’importantes liquidités », en raison de la faible implantation du système bancaire en dehors des grandes villes.

 Droits de réponse

Interrogé par RFI et ses partenaires, par le biais de son avocat, le pasteur Daniel Ngoy Mulunda n’a pas donné suite aux nombreuses questions soulevées par cette enquête. Il purge depuis janvier 2021 une peine de trois ans de prison. Cela n’a rien à voir avec la gestion des élections de 2011. Le pasteur Ngoy Mulunda a été condamné pour « incitation à la haine tribale, propagation de faux bruits et atteinte à la sûreté intérieure de l’État ». Ses avocats parlent d’une condamnation politique.

La BGFIBank n’a pas donné suite aux questions posées par RFI et ses partenaires. Philippe de Moerloose n’a pas répondu à nos questions relatives aux élections de 2011.

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